J’autorise la Sûreté Générale à inspecter le livre de Lamia*

22 Novembre 2002

Nada Sehnaoui

Avec mon enveloppe en papier kraft sous le bras je me dirigeais vers le bureau de LibanPost le plus proche. Je vérifie une dernière fois que l’adresse est bien clairement écrite, 168 Mercer Street, NY NY…

La jeune employée derrière le comptoir pèse mon enveloppe qui contient deux livres et me tend un grand formulaire à remplir. Je commence à le faire sans trop réfléchir puis je m’arrête. Ce papier me demande mon nom ainsi que celui de mes deux parents, le numéro de mon registre, le numéro de ma carte d’identité, la date d’émission de ma carte d’identité, ma nationalité, mon adresse et mon numéro de téléphone.
Pourquoi cette inquisition alors que je n’étais là que pour envoyer le livre de Lamia** à mon amie Sumayyah qui habite New York.

Le formulaire continue : « Par la présente, je déclare et j’autorise la Direction des Douanes et la Direction Générale de la Sûreté Générale, Département des publications et de la diffusion audiovisuelle, par la personne de ses employés, d’ouvrir et d’inspecter le contenu du colis ou l’enveloppe que j’envoie à l’adresse suivante… ».

Un département de publication et de diffusion audio-visuelle à la Sûreté Générale ? Mais que publie donc ce département, et quelle est la production audio-visuelle qu’il diffuse ?

Le formulaire continue : «…contenant les imprimés et les marchandises suivantes…ainsi que les cassettes vidéo suivantes…de valeur approximative…ne contenant pas de stupéfiants ou de produits interdits…et n’allant pas à l’encontre des bonnes mœurs et des lois en vigueur et que j’en assume la responsabilité tant civile que pénale auprès des autorités judiciaires libanaise ».

Je reprends mon enveloppe sous le bras en notant l’étonnement de la jeune employée. Non, je n’autorise pas la Sûreté Générale à « inspecter » une enveloppe que j’envoie à Sumayyah, je l’autorise encore moins à « inspecter » le livre de Lamia. En chemin je ne suis pas révoltée mais triste de ne plus pouvoir échapper, même dans un geste des plus anodins, à une réalité grandissante, celle de vivre dans un état de plus en plus policier.

La pluie porte conseil. Quelques pas sous une très belle pluie fine et je me reprends. Mais bien sûre que je dois autoriser la Direction des Douanes et la Sûreté Générale à « inspecter » le livre de Lamia. Ces messieurs doivent même en inspecter, chaque page, chaque phrase, chaque mot, chaque virgule et point virgule, chaque point. En fait non seulement je les autorise, mais je les somme de faire cette inspection de la manière la plus précise, la plus complète.

Je somme aussi, ces messieurs les chefs de la guerre libanaise et leurs financiers installés au pouvoir ou dans l’opposition, je les somme tous « d’inspecter » le livre de Lamia.

Ils y découvriront une parole pleine, une voix claire, un ton limpide, une âme sans rancune, une magnifique intégrité, une étonnante capacité à l’introspection. Ils y découvriront une petite fille que leur guerre a arrachée à l’enfance et qui a eu l’extraordinaire courage et la force de se transformer en une belle jeune fille et en un véritable écrivain.

Suite à cette inspection, puissent-ils se souvenir qu’ils n’ont pas encore demandé pardon à Lamia et aux milliers d’autres enfants qu’ils ont arrachés à leur vie. Puissent-ils se souvenir de demander pardon au pays tout entier.

 

L'Orient-Le Jour, 22 Novembre 2002.

 

*Publié dans l'Orient-Le Jour sous le titre " La poste et le livre de Lamia es-Saad".

**Lamia El-Saad, Le bonheur bleu, Dar An-Nahar, 2002.