Histoire d’une Toile

Beyrouth le 20 Janvier 2005

Nada Sehnaoui

J’écris ce texte à la demande de mon amie Fadia Hoteit, pourquoi tu ne racontes pas comment tu crées une toile ?
Histoire d’une toile ? L’idée m’intrigue, je décide de tenter l’aventure avec la crainte de décevoir l’attente de mon amie et d’ennuyer le lecteur.
En premier choisir une toile, sélection difficile. Y a t-il une toile qui aurait besoin de se raconter plus que les autres sachant que chacune a son histoire ? Une oeuvre assez particulière et relativement récente m’interpelle. C’est un portrait, celui de la famille Azouri, voici son histoire.

Maryse me contacte un jour, pour me dire qu’elle et Chawki voudraient une toile pour leur salon, une grande toile, et qu’ils aimeraient visiter l’atelier pour en choisir une. En attendant leur visite je me souvenais d’une idée qui m’avait habitée et qui n’avait pas vu le jour, créer des portraits. Des portraits non figuratifs. Peindre une personne dans un espace picturale sans tenter de reproduire d’une manière ou d’une autre ses traits, le nez, la bouche, les yeux, la ligne des joues, et le reste. Mes étudiants étaient souvent étonnés d’apprendre que les portraits cubistes de Picasso ne sont pas des œuvres abstraites mais figuratives. Picasso a voulu reproduire des traits particuliers d’une personne particulière. Le génie venait du fait qu’il recréait les traits d’une personne dans une nouvelle invention de la perspective. Il abandonne la perspective unifiée de la renaissance pour multiplier les points de vue. Soudain nous pouvions appréhender une personne de plusieurs cotés en même temps. Si une joue est vue de face, un nez est vu de profil, un oeil est de trois quarts, l’autre de face, le corps est vu de dos... Picasso se promène sur la toile autour de son modèle, et il nous permet de réaliser cette promenade avec lui, comme lui. Merci Monsieur Picasso !
Mon idée n’est pas un portrait figuratif classique, ni un portrait cubiste d’après Monsieur Picasso, mais un portrait sans traits. Un portrait abstrait alors ? Non plus.

J’appelle Maryse, que penserais-tu si je concevais une toile spécialement pour vous, une sorte de portrait ? En fait ce serait le résultat d’un travail de collaboration entre vous et moi. Maryse est intéressée par l’idée. Elle en parle avec Chawki qui est intrigué et également intéressé par ce que je leur propose. Nous décidons d’une première réunion où je présente l’idée de vive voix : J’aimerais tenter une aventure avec vous, créer un portrait de votre famille fait à partir d’objets personnels que vous sélectionnerez et que vous me confierez pour une période déterminée. Nous nous séparons tous les trois étonnés de ce que nous venons de décider. Deux mois plus tard Maryse m’appelle, ils sont prêts. Ils, c'est-à-dire mes deux amis et leurs enfants Médéa et Farid. Je suis invitée à dîner. Avant le dîner, nous plongeons dans deux cartons d’objets personnels. Chawki avait beaucoup d’objets, deux livres qu’il avait écrit, une cravate qui marque une date importante, des affiches de colloques, une balle et une raquette de tennis, un jeu de carte, des photos… Maryse avait sélectionné les photos de la famille, des objets personnels, chemise de nuit, rouge à lèvres, magazines, et les précieuses lettres que le papa de Chawki avait écrit à la maman de Chawki alors qu’ils étaient encore fiancés. Plus tard, courageusement , Maryse me confiera les délicieuses lettres d’amour que Chawki lui avaient écrites alors qu’il était jeune étudiant en médecine en France. Les lettres de Maryse à Chawki de la même période sont perdues. Heureusement que Maryse a été la gardienne de la mémoire de la famille. C’était ensuite le tour de Médéa leur fille aînée. Médéa m’a confié des articles de presse, une cassette de son émission de Radio Liban, un livre de prière datant d’une période difficile, un livre qu’elle avait lu plus jeune, un petit peluche et des photos d’elle et de Jad son fiancé. Farid, avait le texte de la pièce de théâtre qu’il avait joué à l’école en terminale et qui était un moment très fort , des photos de la même pièce, une cigarette, un rasoir, un livre de bande dessiné et des photos avec les copains.
Une fois la visite commentée des cartons terminée, nous discutons de l’espace réservé à la toile. Maryse la veut au salon et Chawki veut une grande toile. Nous prenons ensemble les mesures du mur en question et je quitte avec les deux cartons pleins d’objets et la promesse d’une toile inconnue. J’étais ravie et inquiète. À juste titre, il me faudra une année de travail et de méditation pour arriver au concept visuel qui me semblera le plus juste. Pour calmer mon angoisse et peut-être la leur, je leur dit que s’ils n’aimaient pas le résultat, ils n’auraient aucun engagement à mon égard et pouvait donc décider de ne pas acquérir la toile.

Le lendemain je porte les cartons à l’atelier et je commence à travailler sur une maquette à partir de papiers journaux juste pour délimiter la dimension. J’avais pensé qu’il serait difficile de choisir la taille de la toile d’une manière abstraite sans avoir à la place indiquée un objet aux mêmes proportions. J’envoie au Azouri deux maquettes de dimensions différentes et ils en choisissent une. Une fois la taille délimitée, j’appelle Monsieur Georges, le menuisier qui me prépare les bois pour mes toiles, Monsieur Georges j’ai besoin urgemment d’un cadre de 2.70cmX 1.50cm. C’est encore plus grand que d’habitude me dit Monsieur Georges, mais c’est comme d’habitude pressé. Le cadre est à l’atelier, je le tends d’une toile avec l’aide d’Annie, mon assistante, c’est laborieux de tendre une très grande toile… Gesso et le reste, je peux enfin débuter.
Je commence par une visite solitaire de tous les objets que les Azouri m’ont confiés … des jours passent…je commence par placer les objets sur la toile. Je réalise de suite que je ne veux pas d’objets sur la toile, que je ne voulais pas faire un portrait avec des techniques mixtes - c’est un travail que je ne faisais plus depuis des années - mais de créer un nouvel espace qui serait l’ombre d’une vie multiples, de vies multiples. Je vois avec clarté que cette très grande toile unique est un faux départ, la vie n’est pas un monolithe. Je repasse chez Monsieur Georges, je voudrais 10 morceaux de bois épais de 27cmX150cm chacun. Nous choisissons un beau bois clair, coupé épais et à faible granulation, nous débattons de la façon la plus fonctionnelle de les accrocher à plat sur un mur.

Une semaine plus tard les dix morceaux de bois sont prêts. Je les aligne sur le mur de l’atelier. Ils me paraissent si beaux que je n’ose pas les toucher. Des jours passent à admirer le bois. C’est ma peur de commencer qui se manifeste doucement par cette extase soutenue provoquée par la beauté du bois nu. Je décide de la tromper et de préparer les objets à placer. Je scanne et photocopies tous les objets, photos et textes sur du papier fin transparent, je sais déjà que différentes générations, et différents moments seront présents simultanément en plusieurs dimensions, plusieurs couches, grâce à la transparence du papier et au pluriels des bois. Je travaille avec une centaine de photos de famille prises par trois générations de photographes amateurs, je dois absolument trouver une unité qui ne les neutraliserait pas, et un moyen de mettre en valeur les photos sans les retravailler d’une manière interventionniste. Le noir et blanc et un format plus petit que l’original me permettent d’arriver à un résultat convaincant. Les photos peuvent maintenant se conjuguer ensemble pour participer à du pluriel avec les nombreux textes et autres objets. Je fais des tests couleurs, le blanc avec la couleur du bois, des textes et des photos en noir et blanc m’émeut alors que les autres couleurs me laisse indifférente. Je me sens prête à prendre des décisions définitives. Les pages de l’un des livres de Chawki serviront de base à la place du gesso. La base posée, la suite vient s’y apposer comme une valse méditative entre la toile plurielle et le mouvement de mon corps. A l’atelier, le plaisir dangereux et poignant de la création d’une toile me fait danser.

Comment décides-tu d’un geste ou de l’autre, d’une couleur ou d’une autre, d’un texte ou de l’autre, d’une image ou de l’autre, m’a un jour demandé un ami. Je suis à l’écoute de mon émotion, à la recherche de ce qui me ferait vibrer. Avec du travail et de la chance je peux toucher une certaine exaltation.
Un jour cette toile à l’atelier m’a fait pleurer, je l’avais vu survivant à ses auteurs, continuant tranquillement sa vie auprès de nouvelles générations.



P.S. Portrait de la Famille Azouri , fait partie de la collection privée de Dr. et Madame Chawki et Maryse Azouri.